Bac de philo 2013. Sujet corrigé : « Que devons-nous à l’État ? »

Damien Theillier, professeur de Philosophie et
président de l’Institut Coppet propose aux lecteurs de Contrepoints un corrigé
de l’épreuve du bac de Philosophie de la série ES : « Que devons-nous à l’État
? »

L’État a-t-il des droits et avons-nous des
devoirs envers lui ? Tel est le sens de la question qui nous est posée dans le
sujet : Que devons-nous à l’État ? Car si, par hypothèse, nous avons des
devoirs vis-à-vis de lui, c’est qu’il nous offre quelque chose et que par un
juste retour des choses, nous aurions des obligations morales à son égard.  Si l’État nous protège, par exemple, nous lui
devons en retour obéissance. « Protecto ergo obligo », je protège donc
j’oblige, tel serait le cogito de l’État. Si l’État construit des
infrastructures, des routes, des ponts, des feux de signalisations, des
services de police, de secours et de défense nationale, nous lui sommes
redevables moralement. Sans lui, pas de développement économique et culturel. À
l’inverse, il faut immédiatement remarquer ce paradoxe que l’État serait bien
incapable de faire tout cela sans le travail et l’épargne des citoyens
eux-mêmes, en particulier des plus productifs. Car l’État ne produit pas de
richesse, il dépense. Tout cela est payé avec l’argent des contribuables. Dès
lors, n’est-ce pas l’État qui nous doit tout ? Le problème qui se pose est d’abord
de savoir quelle est la nature de notre relation à l’État.  De même que nous avons une dette envers nos
parents, avons-nous également une dette envers l’État, qui justifierait que
nous lui donnions une part de nous-mêmes, de notre liberté, de nos moyens
d’existence ? D’où la nécessité de nous poser la question suivante : que
faut-il attendre de l’État ? C’est seulement à condition de préciser la nature
de la relation qui nous lie à l’État, que nous serons en mesure de déterminer
ce qu’on lui doit.

1° L’État est garant de la solidarité entre
les générations : nous lui devons notre vie sociale et une obéissance
inconditionnelle

Nous avons une dette envers les autres, car
nous leur devons une part de nos capacités et de notre bien-être. Parents,
professeurs, artisans, inventeurs, écrivains, savants, etc., sans eux nous
serions impuissants. « L’homme proprement dit n’existe pas, écrivait Auguste
Comte
, il ne peut exister que l’Humanité, puisque tout notre développement
est dû à la société sous quelque rapport qu’on l’envisage » (Discours sur
l’esprit positif, 1842). Selon Comte, la société est un grand tout dont les
parties sont liées par une solidarité organique. Par rapport à cette totalité
sociale organique, l’individu n’est qu’une abstraction qui cependant lui doit
tout aux deux sens de l’expression — il reçoit d’elle tout son être et il a
l’obligation de s’y dévouer totalement : « Le positivisme n’admet jamais que
des devoirs, chez tous envers tous. Car son point de vue toujours social ne
peut comporter aucune notion de droit, constamment fondée sur l’individualité.
Nous naissons chargés d’obligations de toute espèce, envers nos prédécesseurs,
nos successeurs, et nos contemporains. Elles ne font ensuite que se développer
ou s’accumuler avant que nous puissions rendre aucun service. » (Catéchisme
positiviste, 1852).

Chaque homme doit donc « payer sa dette » par
solidarité envers la société. La solidarité n’est pas seulement un droit, elle
est un devoir auquel l’État doit obliger légalement chacun à contribuer.  « L’homme vivant dans la société, et ne
pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la
base de ses devoirs, la charge de sa liberté ». (Léon Bourgeois,
Solidarité,  1896).

Ainsi, pour Hegel, l’État est la plus
haute réalisation de l’idée divine sur terre et le principal moyen utilisé par
l’Absolu pour se manifester dans l’histoire. Il est la forme suprême de
l’existence sociale et le produit final de l’évolution de l’humanité. En effet,
l’État hégélien n’est pas un simple pouvoir institutionnel, c’est une réalité
spirituelle. Pour Hegel, l’Esprit s’incarne dans l’État, rejoignant ainsi
l’idée du « Léviathan » de Hobbes, qui identifie le divin et l’État. « Il faut
donc vénérer l’État comme un être divin-terrestre », écrit-il dans les
Principes de la philosophie du droit. Dans cette perspective, l’État n’est pas
un simple instrument qui permettrait à la société civile de mieux se gérer
elle-même, il est ce par quoi l’individu se réalise, moralement et
spirituellement.

2° L’État de droit est un État limité, on ne
lui doit qu’un respect limité et conditionnel

Posons-nous la question suivante : L’État
est-il une assemblée de citoyens choisis pour s’occuper des affaires communes
ou bien une institution séparée et autonome, qui s’élève au-dessus de la
population pour la dominer ? Il est certain que l’État peut rendre des
services, comme nous prémunir contre certains maux : la violence entre les
personnes, l’agression, l’invasion, la prédation. Ce service a un coût et ce
coût doit être payé en retour. Telle est l’obligation contractuelle qui nous
lie à l’État selon un principe de réciprocité. Mais si l’État devient lui-même
prédateur, s’il exploite et violente les libertés individuelles, comme tout
acte juridique, le contrat qui nous lie à lui peut et doit être rompu. Comme
prestataire de services, il est juste que les individus contribuent à son
financement. S’il s’écarte de ce rôle pour devenir prédateur et spoliateur,
nous devons nous protéger contre lui et lui refuser toute obéissance.

Ainsi, dit Locke, « l’État, selon mes
idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement,
de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle
intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des
biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles,
et autres choses de cette nature ». Ainsi l’État ne fonde pas la propriété, il
est seulement le détenteur de la force qui est mise en œuvre pour la protéger.
La propriété privée est d’après Locke un droit naturel, c’est-à-dire institué
non par l’État mais par les individus eux-mêmes, lesquels ont institué l’État
et s’y soumettent parce qu’ils attendent de lui qu’il les protège. C’est
pourquoi, écrit-il, « le peuple est le juge suprême de la façon dont les
gouvernants remplissent leur mission puisqu’il est la personne qui leur a donné
le pouvoir et qui garde à ce titre, la faculté de les révoquer ».

Et Locke ajoute : « La loi ne consiste pas
tant à limiter un agent libre et intelligent qu’à le guider vers ses propres
intérêts, et elle ne prescrit pas au-delà de ce qui conduit au bien général de
ceux qui sont assujettis à cette loi. S’ils pouvaient être plus heureux sans
elle, la loi s’évanouirait comme une chose inutile ; et ce qui nous empêche
seulement de tomber dans les marais et les précipices mérite mal le nom de
contrainte » (Traité du gouvernement civil, 1690).

Car l’État n’a que les droits qui
correspondent à ses devoirs. Si ses devoirs sont la protection des personnes et
des biens des citoyens, il peut employer les moyens propres à l’accomplissement
de cette fonction. Mais dès que l’État abuse de sa force et se retourne contre
la personne et les biens des citoyens, il devient despotique, dès lors nous ne
lui devons plus rien.  D’où le fameux «
droit de résistance à l’oppression », proclamé par Locke et invoqué par la
Déclaration d’indépendance américaine. Celle-ci pose le principe selon lequel
les individus possèdent des « droits inaliénables à la vie, la liberté et la
poursuite du bonheur ». Elle garantit le droit à la poursuite du bonheur mais
non le bonheur lui-même. Le bonheur relève de notre responsabilité à nous ;
tout ce qu’il peut garantir, c’est la liberté de rechercher celui-ci.

3° Ne pas tout attendre de l’État : pour une
éthique de la responsabilité

Un État de droit est un État limité qui fait
appel à la liberté réfléchie et raisonnable de l’individu et lui fait, en
principe, confiance. Dans cette perspective, la relation de l’individu à l’État
est à repenser selon une éthique de la responsabilité qui invite chacun à
prendre le risque d’assumer ses choix 
dans le respect de l’intégrité physique et de la propriété des autres
individus. Une éthique qui considère l’État seulement comme un moyen et lui
confère des pouvoirs limités et déterminés en vue de la réussite de sa mission,
dont le meilleur développement possible des individus est la fin.

Partant de là, Pascal a clairement
défini de ce que l’on doit ou non au pouvoir de l’État. Le prince ne doit pas
exiger des hommes ce qui ne lui est pas dû, c’est-à-dire l’estime morale et
spirituelle, qui n’est due qu’au mérite. L’auteur des Pensées nous rappelle que
le pouvoir politique, bien que légitime, ne saurait s’étendre à tous les
domaines et doit rester conscient de sa relativité. Le politique est situé dans
l’ordre le plus bas qui est celui de la chair. La véritable fin du politique
n’est pas d’instaurer la justice parfaite, ni la vérité, ni la charité, qui
relèvent d’un autre ordre, mais de garantir la paix civile.

Les hommes, nous dit Pascal, se distinguent
entre eux de deux manières : selon les qualités réelles de l’esprit ou du corps
(ordre naturel) ; selon l’institution de rangs sociaux, de titres et de
préséances (ordre institué). Pascal les nomme « grandeurs naturelles » d’une
part, « grandeurs d’établissement » d’autre part.

– Les grandeurs naturelles sont des qualités
comme la science, la vertu ou la force. Les respects naturels qui s’y
rapportent consistent dans l’estime ;

– Les grandeurs d’établissement dépendent des
conventions, elles sont arbitraires et variables : ce sont les dignités
attachées au rang ou à la fonction.

La justice consiste à rendre à chacun ce qui
lui est dû. Ainsi il est juste de respecter les grandeurs naturelles, selon leur
ordre : en leur accordant l’estime qu’elles méritent. Il est juste également de
respecter les secondes, selon leur ordre : en leur accordant la simple «
cérémonie extérieure » qu’exige l’ordre social, mais pas plus. Et Pascal de
mettre en garde les Princes : « Si vous agissez extérieurement avec les hommes
selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée mais plus
véritable, que vous n’avez rien naturellement au-dessus d’eux. Si la pensée
publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et
vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c’est votre
état naturel » (Trois discours sur la condition des grands).

On trouvera chez le philosophe Alain,
des formules qui font écho à Pascal : « Lorsque j’obéis, je ne dois plus rien.
En quoi l’on dira que je donnerais un mauvais exemple, le peuple n’étant
disposé à obéir que s’il respecte. Mais je crois au contraire que c’est un très
bon exemple qu’il faut donner, que d’obéir sans adorer ; c’est la République
même. Toute tyrannie vient, il me semble, de ce que les hommes ne savent pas
obéir sans respecter. Car la nécessité d’un pouvoir qui décide, et ainsi assure
l’ordre, n’est pas difficile à comprendre ; mais la plupart de ceux qui ont
compris la nécessité de l’obéissance concluent, et très mal, que celui à qui
ils obéissent a raison. » (Les Propos, 1er mai 1914).

Conclusion : Si chaque individu est intégralement le produit de la société dans
laquelle il apparaît, c’est à la tête pensante de la société, à l’État, qu’il
appartient d’assurer la liberté et même le bonheur des individus. Aux
individus, il appartient seulement d’être de bons citoyens, respectueux des
lois et redevables de tout à l’État. En revanche si l’homme est libre et
responsable, il peut rechercher le bonheur selon ses préférences. Il s’engage à
ne pas porter atteinte à l’espace d’autonomie des autres et en retour ils
doivent tenir le même engagement auprès de lui. Nous devons alors à l’État
l’obéissance pour son rôle d’arbitre dans les conflits et de garant du bon
respect des contrats. Mais n’attendons pas de l’État ce qu’il ne peut nous
donner : le bonheur, la vérité, l’amour, l’estime.