Les origines de la philosophie


commence la philosophie ? Il y a deux façons d’entendre la question. On
peut se demander d’abord où situer les frontières de la philosophie,
les marges qui la séparent de ce qui n’est pas encore ou pas tout à fait
elle. On peut se demander ensuite où elle est apparue pour la première
fois, en quel lieu elle a surgi et pourquoi là plutôt qu’ailleurs.
Question d’identité, question d’origine, liées l’une à l’autre,
inséparables, même si en trop bonne, en trop simple logique, la seconde
semble supposer déjà résolue la première. On dira, pour établir la date
et le lieu de naissance de la philosophie, encore faut-il connaître qui
elle est, posséder sa définition afin de la distinguer des formes de
pensée non philosophiques ? Mais, à l’inverse, qui ne voit qu’on ne
saurait définir la philosophie dans l’abstrait comme si elle était une
essence éternelle ? Pour savoir ce qu’elle est, il faut examiner les
conditions de sa venue au monde, suivre le mouvement par lequel elle
s’est historiquement constituée, lorsque dans l’horizon de la culture
grecque, posant des problèmes neufs et élaborant les outils mentaux
qu’exigeait leur solution, elle a ouvert un domaine de réflexion, tracé
un espace de savoir qui n’existaient pas auparavant, où elle s’est
elle-même établie pour en explorer systématiquement les dimensions.
C’est à travers l’élaboration d’une forme de rationalité et d’un type de
discours jusqu’alors inconnus que la pratique philosophique et le
personnage du philosophe émergent, acquièrent leur statut propre, se
démarquent, sur le plan social et intellectuel, des activités de métier
comme des fonctions politiques ou religieuses en place dans la cité,
inaugurant une tradition intellectuelle originale qui, en dépit de
toutes les transformations qu’elle a connues, n’a jamais cessé de
s’enraciner dans ses origines. 
Jean-Pierre VERNANT