Introduction
La comparaison entre la philosophie et la science aboutit souvent au rejet de la philosophie perçue comme une discipline inutile. Dans cette comparaison, les résultats de la philosophie paraissent presque nuls alors que ceux de la science semblent impressionnants. Le rapprochement entre ces deux disciplines donne l’idée que la philosophie est une réflexion vide, une spéculation qui ne génère que des illusions. Dans tous les cas, nous allons examiner les fonctions de la pensée philosophique, ce qui revient à répondre à la question « pourquoi philosopher? ». Ensuite, nous analyserons les rapports que la philosophie entretient avec l’idéologie. Est-ce des rapports d’exclusion ou d’inclusion ? Autrement dit, la philosophie rejette-t-elle l’idéologie, la combat-elle ou bien est-elle elle-même une idéologie ? Pour terminer, nous verrons si la philosophie est utile ou inutile dans ce monde qui subit de plus en plus l’impérialisme de la science ?
I- Les fonctions de la pensée philosophique
Au regard de sa nature, la philosophie se donne pour mission essentielle la recherche de la vérité. Cette quête de la vérité est traduite assez souvent comme la quête de l’être qui est aussi la quête du sens, de l’origine ou du fondement de toute chose. Pour la philosophie, connaître c’est permettre à l’homme de satisfaire sa curiosité et de parvenir à un étal de totale satisfaction. L’homme qui parvient à un état d’équilibre et d’harmonie atteint la sagesse, au sens où l’on pourrait dire que le but de la philosophie est de rendre l’homme sage. A ce propos, Socrate affirmait : « La philosophie ne consiste pas tant dans la connaissance d’une multitude de choses qu’à rendre l’homme tempérant (vertueux) », et il ajoute : « La philosophie ne vaut que lorsqu’elle est vécue ».
A la suite de Socrate, beaucoup d’autres philosophes se donnent pour mission de rechercher la vérité. Chez les stoïciens et les épicuriens, la finalité de la philosophie, c’est la recherche du bonheur. Il nous apparaît alors que plus qu’une quête de la vérité, la philosophie peut se présenter comme la recherche du bonheur. Leibniz s’inscrit dans cette même lancée en affirmant que la philosophie ne servirait à rien si elle ne permettait pas d’être heureux. La philosophie est une interrogation sur le sens de la vie et sur les moyens de donner un sens à celle-ci. On dira alors que la philosophie est un art de vivre ou un code de conduite. Mais il y a lieu de se demander pourquoi l’homme en général et le philosophe en particulier s’évertuent à rechercher le bonheur. Deux raisons peuvent être avancées.
La première, c’est qu’il existe chez tout homme une aspiration à la paix profonde de l’âme et du corps qui se traduit par un état psychologique et physique d’épanouissement. La deuxième raison tient du fait que le monde immédiat dans lequel nous vivons pose problème. C’est surtout quand il y a un manque profond, un déchirement ou un désespoir que l’homme sent et exprime le besoin d’autres choses, d’autres réalités. En effet, c’est lorsque les repères sont perdus ou que le trouble s’installe chez l’individu ou dans la société que naît véritablement un besoin de philosopher, de rechercher le bonheur comme ce fut le cas pour les stoïciens et les épicuriens.
Pour permettre à l’homme de comprendre un monde où les repères sont perdus, la philosophie procède à une critique sans complaisance du monde et de la société. La critique philosophique est tournée vers la connaissance, toute forme de connaissance au sens où on dirait avec Marcien Towa que « toute pensée aussi vénérable soit-elle ne peut être admise sans être passée au crible de la pensée critique ». Pour la philosophie donc, toute connaissance, théorie ou discours doit se soumettre à un examen critique. La critique philosophique est aussi dirigée contre la philosophie elle-même ; en ce sens, la vérité philosophique serait le fruit d’un débat contradictoire et c’est cela qui fait dire à Hegel que « l’esprit acquiert la vérité à condition de se retrouver dans l’absolu déchirement ».
Ainsi, plus qu’une fonction critique qu’on peut reconnaître à la philosophie, on devrait plutôt dire que la critique fait partie de la philosophie. On pourra dire alors avec Vladimir Jankélévitch que « la fonction de la philosophie c’est de critiquer, son destin c’est d’être critiquée ». Avec cette fonction critique, l’activité philosophique n’épargne point les traditions ni même les préjugés qu’on retrouve dans les diverses formes de connaissances, le sens commun et la société. Le préjugé peut être défini ici comme une vérité établie avant tout examen et qui, dans certains cas, prend la forme d’une croyance. Philosopher consiste donc à se débarrasser des préjugés qui nous empêchent d’accéder à la vérité. D’ailleurs, Descartes assigne à la philosophie la mission d’éclairer et de réguler la vie. Il écrit : « C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir sans philosopher ; et le plaisir de voir les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas ». Préface aux principes de la philosophie. La philosophie serait ainsi l’œil de l’âme qui permet à l’homme d’orienter sa conduite et de déterminer sa voie selon la raison. Elle garantit une vie normée et régulée. Epicure développe la même idée en ces termes: « Celui qui prétendrait que l’heure de philosopher n’est pas encore venue ou qu’elle est déjà passée, ressemblerait à celui qui dirait que l’heure n’est pas encore arrivée d’être heureux ou qu’elle est déjà passée ». Pendant que certains philosophes assignent à la philosophie une fonction utilitaire, Aristote, lui, avance que la philosophie n’existe pas en vue d’une finalité précise ou déterminée. Elle est une activité libre par définition ; elle est à elle-même sa propre fin, elle existe par elle-même et pour elle-même. Aristote veut dire que la philosophie ne se fixe aucune finalité, qu’elle ne vise que la simple connaissance comme il le suggère dans la Métaphysique : « Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. (…) Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. (…) Ainsi, cette science est aussi de toutes les sciences, qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin ».
II- Philosophie et idéologie
Il s’agit ici de procéder à une analyse des rapports que la philosophie entretient avec l’idéologie : les deux entretiennent des rapports très complexes. Certaines idéologies qui soutiennent la supériorité des races et des cultures ont été soutenues par des théories philosophiques. C’est le cas de Hegel et de David Hume qui considèrent que le Noir est inférieur au Blanc. Mais en même temps, c’est par la philosophie et par un travail de déconstruction que de telles idéologies racistes ont été combattues et rejetées. Fidèle à sa mission, la philosophie se veut avant tout, travail critique qui porte sur tout ce qui préoccupe l’homme et particulièrement les idées qui guident ses actions et les gouvernent.
Si l’idéologie fonctionne comme une vérité acceptée et admise par des hommes, elle n’est pas toujours exempte de reproche. Marx, dans son fameux ouvrage L’idéologie allemande coproduit avec Engels, opère une critique sans complaisance de la société allemande mais surtout de l’idéalisme comme idéologie qui détourne les hommes des situations concrètes. Il estime qu’une philosophie n’a de sens que lorsqu’elle permet à l’homme de s’affranchir de la domination et de résoudre ses problèmes concrets dans un monde concret. Voilà pourquoi dans sa 11ème thèse sur Feuerbach, Marx adresse cette critique à la philosophie : « Jusque-là les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières. Il s’agit maintenant de le transformer ». Plus proche de nous, tout le combat de Cheikh Anta Diop consistait à déconstruire toute idéologie de la colonisation, y compris celle de la supériorité d’une race sur une autre.
Le souci majeur de la plupart des intellectuels africains a été un moment de retrouver leur conscience historique, de se réconcilier avec leur propre histoire en se l’appropriant. Cela aura été un premier pas vers l’affranchissement de la domination coloniale. Beaucoup d’intellectuels dont ceux qu’on appelle les père des indépendances (Senghor, Sékou Touré, Kwamé Nkrumah, Bourguiba etc.) s’engagent dans une lutte à la fois politique et idéologique. C’est reconnaître quelque part que l’idéologie est inséparable jusqu’à un certain point de la politique. Mais en même temps, elle est une arme dangereuse qui peut être retournée contre ceux-là mêmes que l’on veut affranchir. Bref, l’idéologie, au sens politique, vise à légitimer une domination, mais il y a pire que cela. Cheikh Anta Diop estime que ceux qui ont été affranchis de la domination peuvent retourner volontairement dans la servilité parce que ne sachant quoi faire de leur liberté et ayant encore besoin de l’autorité ou de la reconnaissance des anciens maîtres.
Pour clore, la philosophie se présente-t-elle toujours comme une dénonciation de l’idéologie ou bien est-elle elle-même une idéologie ? En tout cas, le philosophe, à travers sa philosophie, prend position. Autrement dit, parce que libre, le discours philosophique ne saurait être neutre. En termes plus simples, le philosophe est dans un camp ou dans un autre, et assez souvent il se présente comme la locomotive. Suivant l’appréciation qu’on en fait, l’idéologie affranchit ou asservit. Karl Marx, en dénonçant l’idéologie bourgeoise, crée et propose une autre idéologie : celle des prolétaires connue pour être une idéologie de libération par la voie du socialisme et du communisme que l’on appelle communément la dictature du prolétariat. Mais l’histoire a retenu de ce vaste élan de libération que nous sommes en présence d’un régime négationniste de toute liberté.
III- La philosophie aujourd’hui
Il s’agit de se demander si la philosophie joue encore un rôle ou si elle a toujours sa place dans la société. Inévitablement, il se pose la question de son utilité pratique, car l’incertitude de ses résultats l’empêche de prétendre à une science exacte. L’absence de progrès dans le domaine de la philosophie nous amène à nous interroger sur l’utilité de cette discipline. La philosophie semble, par ailleurs, inutile si l’on sait que les domaines qui lui étaient traditionnellement réservés sont désormais investis par diverses sciences telles que la linguistique, la sociologie et la psychologie. Malgré cela, la philosophie demeure présente. Comment et où elle est présente ? Dans le passé, la philosophie a occupé tout le champ de la connaissance au point qu’Aristote a pu la définir comme la connaissance de la totalité dans la mesure du possible. Ainsi, jusqu’au 17ème siècle, les diverses sciences étaient partie intégrante de la philosophie. Mais lorsque celles-ci se sont détachées de la philosophie et ont commencé à produire des résultats observables, il commença alors à exister une sorte de compétition entre la philosophie et les sciences. Nonobstant cette compétition, la philosophie est demeurée présente, en témoigne l’influence des philosophes des 18ème, 19ème et 20ème siècles. C’est pourquoi, en dépit du reproche qui lui a été fait de ne pas aboutir à des résultats concrets lorsqu’on la compare avec la science, la philosophie demeure actuelle.
D’abord, la philosophie occupe une place importante dans la politique, car elle réfléchit sur les projets de société et les idées qui gouvernent le monde. La preuve, combien de chefs d’Etat sont-ils à s’inspirer du marxisme ou du machiavélisme ? Ensuite, le développement des sciences engage la philosophie dans une réflexion sur les méthodes, la portée et les finalités de l’activité scientifique. Nous avons alors affaire à la philosophie des sciences ou épistémologie. La philosophie réfléchit sur les enjeux de la science, car le savant n’est pas toujours le mieux placé pour percevoir toutes les implications de ses découvertes ou de ses recherches. La tâche de la philosophie est donc importante parce que réfléchissant sur les conséquences des découvertes scientifiques.
Les changements ou les bouleversements que la science produit dans la société et dans l’humanité invite l’homme à s’adapter vite, à trouver ses repères mais aussi à se prémunir contre les dangers qui peuvent menacer la vie ou simplement l’environnement. Les questions éthiques se posent à l’homme parce qu’elles s’imposent. Doit-on laisser la science sans contrôle ni surveillance ? Doit-on la laisser mener des recherches dont les résultats peuvent menacer l’existence de l’humanité ? Doit-on, au nom de la liberté, permettre à l’homme de modifier l’ordre de la création (manipulations génétiques) ? Ce sont là quelques questions qui interpellent le philosophe et qui fondent la réflexion épistémologique et éthique. Voilà pourquoi beaucoup de philosophes ont réfléchi sur les dangers de la science.
Réfléchissant sur les dangers liés à la science, Edgar Morin et Paul Langevin considèrent que la science doit être enchaînée comme ce fut le cas autrefois de Prométhée pour avoir donné le feu aux hommes. En analysant les faits et méfaits de la techno-science, Roger Garaudy a soutenu que les sciences et les techniques nous ont certes permis de lutter contre des maladies comme la peste et le paludisme et de sauver des millions de personnes. Mais en même temps, les sciences et les techniques ont permis la destruction de plusieurs milliers de personnes comme ce fut le cas en 1939 à Hiroshima avec la bombe atomique ? Luc Ferry, quant à lui, a axé sa réflexion sur l’idée de progrès scientifique. Il avoue que la science fait incontestablement des progrès comme dans l’automobile, l’aviation, la télévision, la médecine moderne, la téléphonie, la conquête de l’espace etc. Mais il se demande si ce progrès est positif pour l’humanité. Le progrès a-t-il rendu l’homme heureux ? A-t-il élevé le niveau moral de l’homme ? s’interroge-t-il. La réponse est donnée par Rousseau qui parle de décadence morale. C’est à dire que les découvertes scientifiques ont permis à l’homme de faire des choses immorales comme l’avortement, les OGM, l’euthanasie, la contraception, l’hyménorraphie etc.