INTRODUCTION
Un thème qui suit celui de l’introduction générale à la philosophie dans les classes africaines est bien celui de l’existence d’une philosophie dite « africaine ». Il est vrai certains Etats africains se refusent à explorer ou même à aborder la question car pour eux, elle ne se pose pas. Ne pas la traiter voudrait donc dire pour eux traiter la philosophie « comme les occidentaux l’abordent ». Au delà de cette conception, chaque fois que l’on aborde la question de la philosophie en Afrique, on soulève deux problèmes fondamentaux : celui de sa nécessité et celui de son existence. Peut-on alors parler d’une philosophie africaine ? Nous aborderons la question en trois temps : nous traiterons d’abord de la philosophie en Afrique comme un impératif(A) ; ensuite nous aborderons le contexte de naissance de la philosophie africaine(B) et nous terminerons par les courants de la philosophie africaine(C). Pour ceux qui veulent davantage d’information sur le sujet, je vous renvois à la lecture de l’essai de MARCIEN TOWA intitulé Essai Sur La Problématique Philosophique Dans L’Afrique Actuelle.
I. LA PHILOSOPHIE EN AFRIQUE COMME UN IMPÉRATIF
On peut bien s’amuser à se demander si l’Afrique a elle aussi besoin de la philosophie. Sans hésitation, répondons par l’affirmative. Mais en réalité, de quelle philosophie s’agit-il ? L’Afrique est un continent longtemps pillé, exploité par les occidentaux et les impérialismes internationaux. Pendant la colonisation, le colon opérait à visage découvert et parfois les armes au poing. De nos jours le néocolonialisme a emprunté des formes moins violentes pour poursuivre l’œuvre amorcée par les premiers capitalistes et continue ainsi à imposer un rythme de vie dépersonnalisant tout en exploitant sournoisement à travers des discours à caractère philanthropique. Sur le plan intérieur de chaque Etat, le néocolonialisme entretient des haines tribales, des guerres de frontière, des dissonances de tout ordre. Dans une telle condition l’Afrique est condamnée à philosopher c’est-à-dire à prendre conscience de son sous développement, de son manque d’unité, de son absence de liberté. Une telle philosophie portera nécessairement comme le préconise KWAME NKRUMAH dans Le consciencisme « la marque de son histoire ». Elle recherchera donc à recouvrer la liberté totale du nègre, ainsi qu’à lui donner la possibilité de maitriser son sol et de sauvegarder ses biens par l’acquisition de la science et de la technique. La philosophie pourra ainsi procéder au recensement de tous les pouvoirs positifs qu’ils soient traditionnalistes, scientifiques et même occultes afin de les rendre utiles aux sociétés africaines. Pour une vie humaine authentique en Afrique, la philosophie est donc nécessaire.
II. LE CONTEXTE DE NAISSANCE DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE : UNE PHILOSOPHIE RÉACTIONNAIRE
Dans son ouvrage Qu’est ce que la philosophie ? , le philosophe MARTIN HEIDDEGER estime que la philosophie est essentiellement occidentale et qu’elle parle grec. Cela signifie que seul l’Occident est originellement et proprement philosophique. Dans le même ordre idées, le sociologue français LEVY BRUHL dans son ouvrage intitulé La mentalité primitive pense que le nègre a une mentalité prélogique c’est-à-dire qu’il est incapable de conceptualisation et d’abstraction. Le nègre devient ipso facto comme aphilosophique c’est-à-dire que l’Afrique se présente désormais comme une table rase philosophique. La philosophie africaine nait donc dans ce contexte précis. Il s’agit en effet pour les philosophes africains de dénoncer le discours idéologiste colonialiste et même raciste des auteurs occidentaux qui ne voyaient en l’africain qu’un sous homme. HEGEL, reconnu pour son extrémisme impérialiste dira dans Les principes de la philosophie du droit : « le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance. Il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce que l’on nomme sentiment si on veut le comprendre. On ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle l’homme ». Selon HEGEL l’esprit scientifique est inaccessible au nègre dans cet état. Il propose donc qu’on l’arrache de cette primitivité en lui imposant les vertus de la culture européenne à travers la colonisation. « La colonisation a fait plus d’humanité parmi les nègres. » Face à ces déclarations tapageuses et provocantes aux accents racistes et impérialistes les africains vont se sentir révoltés. A ce niveau, il fallait une philosophie africaine, du moins à titre de réaction. Et c’est dans ce contexte que nait le débat autour de la philosophie africaine, une philosophie défensive et mobilisée en vue d’une résistance face aux assauts du colonisateur. Pourtant le tout n’est pas de réagir car la réaction peut devenir elle même auto accusation si elle ne se déploie pas avec ménagement. Il ne s’agit pas de réagir dans un défoulement total pour laisser passer tous les instincts et les pulsions. L’essentiel n’est pas de dire comme le souligne F.E. BOULAGA « nous avons aussi une philosophie » ; mais il est question dans cette réaction même d’orienter sa pensée, de lui donner un sens.
III. LES COURANTS DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE
Même si elle vise dans l’ensemble un même objectif ou but qui est celui de la libération africaine ainsi que la promotion de la culture nègre, les philosophies africaines n’utilisent pourtant pas les mêmes méthodes pour y arriver. L’on peut pour aborder une pensée aussi variée et diversifiée cataloguer ces philosophies suivant leurs courants. Ainsi pourra-t-on distinguer le courant politique, le courant critique et positiviste, le courant ethno philosophique ou herméneutique, le courant poétique avec la négritude.
1. Le courant politique
Son leader est KWAME NKRUMAH. Pour lui, la libération de l’Afrique n’est possible qu’à travers la résolution de la crise dont est malade l’africain. Cette résolution donnera la possibilité d’accéder à la décolonisation politique. Il est question pour NKRUMAH de soutenir, d’éduquer, de moraliser la conscience africaine afin qu’elle puisse choisir lucidement pour sortir de l’impasse entre les antagonismes et les ambigüités qui entrainent la crise de conscience au sein de la société africaine : Le choix des valeurs culturelles : tradition ou modernisme ; Le choix d’idéologie : capitalisme ou socialisme ; Le choix de religion : animisme ou christianisme ou islamisme. Pour lui la philosophie qui doit soutenir cette résolution sociale est celle qu’il appelle le « consciencisme philosophique ». il écrit : « le consciencisme est l’ensemble, en termes intellectuels, de l’organisation des forces qui permettront à la société africaine d’assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro chrétiens présents en Afrique et de les transformer de façon à ce qu’ils s’insèrent dans la personnalité africaine… la philosophie appelée consciencisme est celle qui, partant de l’état actuel de la conscience africaine indique par quelle voie le progrès sera tiré du conflit qui agite actuellement cette conscience ». On placera ainsi KWAME NKRUMAH dans le courant politique car pour lui, la philosophie doit servir à la décolonisation et au développement de l’Afrique.
2. Le courant critique et positiviste
Ce courant propose à l’Afrique de s’engager à dénoncer son passé historique (coutumes, traditions, etc.) car on suppose qu’il est inducteur de son échec. Ce courant a comme tenant NJOH MOUELLE, MARCIEN TOWA, EBOUSSI BOULAGA, etc. Pour Marcien TOWA, il faudrait s’arracher de notre passé pour aller voler le secret de l’Occident, par l’usage des méthodes modernes telles que la raison, la science, la dialectique. Il faut donc prendre le risque de se remettre en question. C’est ce que Cheik HAMIDOU KANE par la voie de la Grande Royale semble dire dans L’aventure Ambigüe : « pour rester soi même, il faut se compromettre, c’est-à-dire aller vers l’autre. Il faut donc pratiquer ce qu’on appelle l’assimilation culturelle ». Or pour TOWA il ne serait, à l’analyse, pas question d’une simple assimilation, mais plutôt d’une rupture avec soi même, avec le mode de pensée de l’africain : « s’emparer du secret de l’Occident doit dès lors consister à connaitre à fond la civilisation occidentale, à identifier la raison de sa puissance et à l’introduire dans notre propre culture. Seulement cette introduction n’est pas à concevoir comme une simple addition qui laisserait intacte les anciens éléments culturels ni même comme une paisible greffe devant opérer sans heurt les transformations désirées : elle implique que la culture indigène soit révolutionnée de fond en comble, elle implique la rupture avec cette culture, avec notre passé, c’est-à-dire avec nous même ». Pour HOUNTONDJI et NJOH MOELLE, il n y aura pas de développement en Afrique tant que la pensée africaine ne sera elle même pas ouverte à la critique, tant qu’elle se contentera d’être une monotonie de génération en génération et de vivre en vase clos dans les coutumes. Pour EBOUSSI BOULAGA, ce qu’il faut c’est la recherche de l’abolition du fossé entre les deux civilisations en montrant l’unité ou l’identité objective plutôt que de procéder à l’exhibition d’une tradition qui, prenant conscience d’elle même se prévaut de ce qu’elle possède aussi, ce qu’elle voit chez autrui. Il écrit : « la tradition devenue matière à attaque, à défense, à démonstration ou à illustration n’apparait pas pour ce qu’elle est. Elle ne se montre pas comme différence sous la forme d’une unité qui renvoie à soi même. En fait elle pose son être rationnel comme un être pour autrui ; elle emprunte les discours rationnels de l’autre, tire de soi des philosophies complètes qui ont la forme et même le contenu de celles dont elle voudrait se démarquer ». 3. le courant ethno philosophique ou herméneutique BASILE FOUDA, ANTA DIOP, ALEXIS KAGAME, PLACIDE TEMPELS sont la cheville ouvrière de ce courant. FOUDA reproche au courant positiviste de trahir la personnalité et l’authenticité du negro africain. Pour lui toute philosophie est relative à l’espace, au mode de vie ou intimité de ceux qui la créent et la consomment. On ne saurait donc importer de philosophie comme le prétend TOWA qui voudrait voir dans la philosophie occidentale le seul mode possible de rationalité. Pour FOUDA la rationalité européenne n’est valable qu’à l’Europe ; à l’Afrique d’inventer la sienne. Les ethno philosophes proposent alors que l’Afrique retourne à son passé ancestral avec ses coutumes et traditions qui constituent pour lui « un paradis perdu ». Il faut donc un réemploi de la tradition à travers une relecture et une traduction de l’herméneutique des valeurs ancestrales. L’africain doit donc avoir une « mémoire vigilante » qui le mobilise contre les attaques d’autres cultures et assure la perpétuation de celles ancestrales. a/ Débat autour de l’ethno philosophie On a longtemps épilogué autour de la question sur l’existence d’une philosophie africaine. Tout commence quand le Père TEMPELS publie La philosophie bantoue. De ce titre vient une question : le bantou a donc à lui seul une philosophie ? Dans ce livre, TEMPELS tente de démontrer que l’être du bantou se définit à travers la notion dynamique de force vitale. Le bantou a donc une philosophie du vitalisme qui fait qu’il croit à la métempsycose, c’est-à-dire en sa capacité d’être multidimensionnel, de se diviser dans le cosmos à travers ses totems qui lui permettent d’accroitre sa fonction vitale. La description de TEMPELS fait ainsi croire que le bantou a une philosophie particulière différente de celles des autres ethnies ou cultures. Il s’agit alors d’une ethnophilosophie. Le livre de TEMPELS va ainsi déclencher un débat houleux autour de la question sur la philosophie africaine. Se rangent derrière lui FOUDA et les autres. Pour FOUDA, la philosophie africaine existe puisqu’elle a commencé depuis nos ancêtres jusqu’à nos jours. Il écrit : « la philosophie nègre doit se transmettre à travers les âges comme un héritage à recevoir, à défendre et à incarner pour atteindre l’existence authentique ». Pour lui le mode de pensée de l’africain doit se pérenniser et demeurer le même à travers les âges. Les ethnophilosophes considèrent la philosophie comme étant synonyme de culture c’est-à-dire qu’ils dilatent le concept de philosophie de manière à le rendre coextensif au concept de culture. Chaque peuple ayant donc sa culture, il est désormais évident que chaque peuple a une philosophie. Or nous savons que la philosophie est une et universelle et n’est pas réductible à la simple pensée d’un peuple. Elle est selon HEGEL « la pensée de la pensée », d’où une critique de l’ethnophilosophie s’avère nécessaire. b/ Critique de l’ethnophilosophie La thèse ethno philosophique sera combattue par des auteurs tels que HOUNTONDJI, TOWA et même les littéraires tels qu’AIME CESAIRE. Pour TOWA, seule la conquête de la rationalité philosophique occidentale et la pratique de la philosophie selon le mode européen pourront nous permettre de devenir de sérieux philosophes : « déterrer une philosophie, ce n’est pas encore philosopher… la philosophie ne commence qu’avec la décision de soumettre l’héritage philosophique et culturel à une critique sans complaisance ». CESAIRE dans son discours sur le colonialisme affirmera que l’ethnophilosophie n’est qu’une philosophie vaseuse et méphitique. Que penser dès lors de ces thèses ?
CONCLUSION
La situation de la philosophie en Afrique est encore complexe. Mais le refus de reconnaitre l’existence de la philosophie dans les mythes, contes et proverbes comme l’a fait TOWA à ses débuts nous parait comme une méprise. Tout le problème de l’existence de la philosophie en Afrique réside dans ce fait qu’il faille la replacer dans son berceau authentique et c’est ce qui semble difficile ; parce que les ethnophilosophes n’ont en quelque sorte pas philosophé. Ils se sont livrés à un rapportage des anciens. TOWA lui même semble reconnaitre ses difficultés dans l’un de ses essais parus en 1979. Dans son premier essai TOWA considère les mythes, les contes et les proverbes comme les lieux de non déploiement de la pensée philosophique. Par contre dans son Idée d’une philosophie négro-africaine, il pense que les mythes, les contes et les proverbes sont les lieux d’expression d’une pensée philosophique qu’il défend d’ailleurs. Que faut-il donc retenir ? Les africains se sont ils passés de la philosophie ? Pour répondre à ces questions, référons nous à ce que dit KARL JASPERS dans son Introduction à la philosophie « l’homme ne peut se passer de la philosophie, aussi est-elle présente partout et toujours, répandue dans le public par les proverbes traditionnels, les formules de la sagesse courante, les opinions admises, comme également le langage des gens instruits, les conceptions politiques et dès les premiers âges de l’histoire, par les mythes ». Il ajoute : « refuser de philosopher, c’est philosopher inconsciemment ».
De nombreux courants de pensées vont se distinguer pour cette cause unique qui est la réhabilitation de l’homme noir . Parmi lesquelles pensées nous pouvons noter la Négritude qu’elle s’inspire de Senghor ou d’ailleurs Ethnophilosophie pour qui l’Africanité à pour unique mode d’expression des traditions culturelles africaines, les richesses historiques et linguistiques instaurées par Cheikh Anta Diop et dont l’Egypte pharaonique est l’emblème. Enfin admettons que la réponse à la philosophique l’existence ou non d’une philosophie africaine n’est pas simple car elle pose un problème d’identité , un problème de culture et un problème de définition du concept même de philosophie .